Chanteuges ensemble !
par Arnaud Dumond
C’était la 2e année du Festival de Chanteuges (“6 Cordes au fil de l’Allier”), dont Roland Dyens est le parrain définitif et tant regretté depuis l’an passé.
Le fin Dominique Poitte, originaire de la région, organise cet événement à l’aide d’un escadron de bénévoles aussi sympathiques qu’efficaces, venus notamment des environs de Chambéry, où lui-même enseigne la guitare. Le concept, inédit à ma connaissance, est le suivant : réunir jusqu’à 20 stagiaires afin de les faire travailler des créations sous la direction des compositeurs eux-mêmes (cette année : Maldonado, Tisserand, Dumond). Ce qui fut fait et bien fait, à voir les mines des stagiaires si heureux d’en avoir triomphé lors du concert final, au cours duquel, en outre, les artistes invités improvisèrent des duos (Bellinati-Maldonado, Tisserand-Collet, etc.) ou de charmantes surprises, comme cette attachante pièce “touristique” que me dédicaçait Francis Kleynjans (intitulée “L’Arno, du mont, s’écoule”… hé hé !). Ce Festival était aussi l’occasion d’assister à pas moins de 10 concerts en 3 jours. Le premier fut composé comme un hommage à Roland : le duo mandoline-guitare (Collet & Korsak) joua très admirablement son arrangement sur “Alfonsina y el mar”. Francis Kleynjans, qui était invité l’an dernier, chanta une chanson dédiée à son ami de toujours, moment émouvant s’il en fut. Puis nous terminâmes avec le Tango en Skaï, version guitare et orchestre, que je jouai accompagné par tous mes prestigieux collègues.
Il y avait aussi la génération montante et bourrée de talent et de travail, en les personnes de Matthias Collet & Natalia Korsak, du virtuose Florian Colombet (alias “Colombet les deux éclisses” !), de Raphaël Feuillâtre (qui rentrait primé d’Espagne), de Gabriel Hotier… Accaparé par d’autres tâches, je n’ai pu assister à leurs récitals, dont on a dit le plus grand bien. Je les avais déjà entendus auparavant ici et là, et je le confirme ! De même, le récital de l’excellent duo Thémis (durant lequel Alexandre Bernoud se joua magistralement de quelques oeuvres solo de Roland) et celui du duo formé par Cristina Azuma et Paulo Bellinati, consacré à la musique brésilienne contemporaine (dont celle du remarquable Bellinati), qui fut, de l’avis de tous, un moment rare. Nonobstant la jeune génération ci-dessus citée, Paulo plaisantait à peine quand il disait que c’était un “festival de vieux” ! En effet, sous le soleil de Roland, dont un poster grand format illuminait chacun de nos concerts, c’était aussi une réunion de guitaristes-compositeurs en pleine maturité, qui à eux seuls fournissent la moitié de l’édition pour guitare actuelle : Bellinati, Cardoso, Dumond, Dyens, Kleynjans, Maldonado, Tisserand. On pouvait s’amuser qu’ils en étaient déjà au 1er stade du “Buena vista social club” de la guitare classique ! – mais toujours loin d’avoir lancé leur dernière note !
J’en veux pour preuve le récital du maestro Raùl Maldonado, qui rappela l’admirable chanteur qu’il reste toujours, doublé du guitariste et compositeur si savoureux que l’on sait. Et celui de Jorge Cardoso : une heure de standards et de compositions latino-américaines de la plus belle eau. Tous ces morceaux que l’on croyait connaître (Pernambuco, Fallu, Ramirez, etc.) s’y retrouvaient ornés, variés, improvisés et prolongés de façon inédite sous les doigts de plus qu’un maître : un repère de fantaisie, de rythmique racée et de culture irremplaçable dans la guitare d’aujourd’hui. Redécouvert à cette occasion – puisque datant de 20 ans déjà ! – son disque “Origenes” (sous-titré “Racines de la musique ancienne”) regroupe des pièces Renaissance et baroques, couplées avec ses propres compositions inspirées des mêmes rythmes. On y constate que Cardoso fut et reste à la pointe de l’interprétation des styles anciens à la guitare, à l’instar d’un Lislevand, d’un Smith, d’un Hinojosa ou d’un Andia. Il serait d’ailleurs temps que cette pratique soit d’avantage transmise aux nouvelles générations de guitaristes, parfois figés dans une esthétique classique d’un autre âge, à la technique impeccable certes, mais formatée dans une standardisation souvent abstraite… Abstraction de l’époque, des coutumes et des lieux où fleurirent ces musiques. A condition d’admettre que tout style (qu’il soit baroque, tango, brésilien ou post-sériel…) est une langue étrangère, et qu’un interprète se doit de la “parler” sans accent… Imagine-t-on un flamenquiste ou un jazzman se basant sur un illusoire “respect du texte”, cette tarte à la crème, alors que l’âme et la syntaxe véritables de ces musiques n’existent précisément que par tout ce qui n’y est pas écrit ?
Chanteuges : il y a maints festivals et master-classes de guitare de par le monde. Mais en existe-t-il doté d’un tel objectif et dans un cadre à la fois si ramassé, telle cette cour de ferme si grandiosement surélevée (où les repas et les scène ouvertes trouvent place) ? Car tout se passe perché sur cette citadelle fortifiée dominant la région, flanquée d’une abbaye, d’une église et de quelques dépendances. Master-classes et récitals des artistes et compositeurs invités se distribuent entre chapelle, église, cloître et quelques villages proches. Expérience d’exception dans un lieu unique, donc. Et la qualité de la cuisine faite bio et “à la main” par Martine (cheffe dans de prestigieux restaurants, excusez du peu !) ne faisait qu’ajouter à ce moment de haute civilisation entre terre et ciel. L’atmosphère y est décontractée, fraternelle, amusée, attentive.
Oui, durant ces trois jours d’exaltation de la guitare, Chanteuges porte assurément bien son nom !