CARLOS SANTANA

 

Santana

Le retour aux sources

© Adriano Scognamillo
© Adriano Scognamillo

« Je pourrais très bien retravailler avec Michael Shrieve et Gregg Rolie, du groupe d’origine. Nous ne sommes pas ennemis, contrairement à ce que certains croient. Pourquoi pas dans le futur ? », déclarait Carlos Santana en 2005, lors de la sortie de « All That I Am » (Guitarist N°181). Avec la parution de « Santana IV », cette éventualité s’inscrit désormais dans le réel. En baptisant ainsi son nouvel album,
le plus célèbre des « Chicanos » renoue explicitement avec la formation originelle,
qui avait sévi jusqu’à la sortie de « Santana III » (à l’automne 1971).

Quarante ans après…
Ce n’est d’ailleurs pas seulement le batteur et l’organiste (respectivement) que le guitar hero a de nouveau conviés à la fête, mais également le percussionniste Mike Carabello, ainsi que le guitariste Neal Schon, sous l’impulsion duquel s’est en réalité orchestrée cette réunion. « 
Pourquoi ne reformerait-on pas le groupe originel ? », suggère-t-il en effet à Carlos lors d’une rencontre impromptue. Quelques jours plus tard, ce dernier le rappelle : « J’aime cette idée ! ». Les premières retrouvailles s’effectuent en 2013, pour une jam dans un studio de Las Vegas, soit quarante ans après la dissolution du « Old Santana Band » (intervenue fin 1972). Un an plus tard, tout ce beau monde se retrouve directement pour les séances d’enregistrement. Du groupe d’origine, ne manquent à l’appel que Jose Chepito Areas, remplacé par le joueur de timbales Karl Perazzo (accompagnateur de Carlos depuis 25 ans), et le bassiste David Brown (décédé en 2000), dont le poste est assuré pour ce nouvel album par Benny Rietveld. Gregg, Neal et Carlos ont apporté chacun quelques titres, les arrangements se font « sur le tas », comme à la belle époque, au rythme d’un ou deux par jours. En décidant d’appeler cet album « Santana IV », le guitariste joue ouvertement la carte de la continuité avec l’aventure des débuts, interrompue après « Santana III ».

Itinéraire d’un enfant de la balle
Quatrième de 7 enfants, Carlos naît le 20 juillet 1947 à Autlan de Navarro, dans le centre du Mexique. C’est son père, violoniste et chanteur itinérant dans les orchestres mariachis, qui l’initie d’abord à la musique. En 1955, la famille emménage à Tijuana (ville frontalière des Etats-Unis). Dès son plus jeune âge, Carlos se produit dans les rues, un violon entre les mains, chantant pour les touristes, avec deux de ses frères guitaristes (dont Jorge). Au tout début des années 60, lorsque son père part gagner sa vie à San Francisco, Carlos va délaisser le violon pour la guitare (une acoustique nylon qui traîne à la maison). Lorsqu’il entend Javier Batiz (un des premiers mexicains à jouer du rock’n’roll), c’est la révélation (« 
C’était comme si un ovni avait atterri dans mon jardin ! »). Malgré son jeune âge, cette découverte de la guitare électrique va l’entraîner assez vite vers le milieu des musiciens professionnels (via le Convoy, club de strip-ease de la ville, dont il deviendra bientôt un des solistes attitrés). Entre-temps, son père lui a rapporté une Gibson hollow body des Etats-Unis. Début 1962, surnommé « El Apache » (de par ses origines indiennes du côté paternel), Carlos joue 3 sets par soir pour 9 dollars par semaine. De sorte que le jeune garçon vit assez mal le départ soudain de la famille pour San Francisco. Agé de 15 ans, le blues (Jimmy Reed, John Lee Hooker, Lightin’ Hopkins, Otis Rush…) devient pour lui une sorte de “refuge”. Déterminé, Carlos repart seul à Tijuana gagner sa vie. Il tiendra un an, au bout duquel sa mère et l’un de ses frères viendront le rechercher. Ses « héros » s’appellent désormais BB King, Michael Bloomfield, ou Gabor Szabo (guitariste du batteur Chico Hamilton, découvert sur l’album « El Chico » (paru en 1965), proposant un jazz mâtiné de musiques latines), dont Carlos reprendra le Gypsy Queen. Le guitariste monte alors un groupe avec deux amis d’origine mexicaine. Il rencontre ensuite Mike Carabello, qui le convie à des séances de percussions dans un parc. En octobre 1966, Carlos jamme au Fillmore West avec Michael Bloomfield, Jerry Garcia, Jorma Kaukonen et Jack Casady, et commence à se tailler une petite réputation dans le milieu. La rencontre de l’organiste/vocaliste Gregg Rolie lors d’une autre jam en ville conduit quelques mois plus tard à la formation du « Santana Blues Band ».

 

© Adriano Scognamillo
© Adriano Scognamillo

C’était comme si un ovni avait atterri dans mon jardin !
Carlos Santana (à propos de sa découverte de la guitare électrique)

Jingo
On est en 1967. A l’écoute de Wes Montgomery, Charlie Christian, Kenny Burrell ou Django Reinhardt, le jeu de Carlos s’enrichit de nouvelles influences, qui, mixées à l’énergie électrique issue du blues, vont bientôt « coaguler » pour aboutir à ce lyrisme « halluciné » qui constituera une de ses marques de fabrique. En attendant, incarné par
Jingo (thème emblématique du percussionniste Babatunde Olatunji, qu’il intègre alors à son répertoire), ce nouveau mélange (percussions afro-cubaines, orgue « soul jazz », guitare blues-rock portant les mélodies), fonde l’originalité du groupe, très vite repérée par Bill Graham (intronisé manager « officieux » durant toute cette période), qui le programme en première partie de Grateful Dead, Taj Mahal, ou Ry Cooder. En octobre 1968, Graham obtient un deal avec Columbia. La première séance d’enregistrement est calée pour décembre, après une série de concerts au Fillmore West (cf. « Live at the Fillmore 1968 », sorti en 1997). Mais ces premières sessions studio vont se solder par un échec, lié, selon le témoignage du producteur David Rubinson, à des problèmes avec la section batterie/percussions. Une seconde séance est donc prévue pour mai 1969. L’arrivée conjointe de Jose Chepito Areas, originaire du Nicaragua, spécialiste des timbales, associé aux congas de Mike Carabello, suivie de la rencontre en studio du batteur Michael Shrieve, fou de John Coltrane et de Miles Davis, qui ne tarde pas à rejoindre l’équipe, va permettre de mener à bien l’enregistrement du premier album du groupe, rebaptisé « Santana ».

Woodstock
En juillet 1969, Bill Graham projette une première tournée sur la côte Est, signalant au groupe l’existence d’un festival majeur en préparation dans le nord de l’Etat de New York. Arrivant en hélicoptère sur le site de Bethel (à 60km de Woodstock), les musiciens découvrent cette incroyable marée humaine. Accueilli par Jerry Garcia (le guitariste de Grateful Dead), qui, en guise de bienvenue, lui propose de la mescaline, Carlos pense avoir quelques heures devant lui avant de monter sur scène (le concert étant prévu en soirée). Mais, pris de court, les organisateurs lui demandent d’attaquer aussitôt. Ingérée, la substance fait son effet… Le guitariste perçoit sa Gibson SG comme « un serpent électrique ». Les quarante-cinq minutes qui vont suivre resteront dans les annales, avec une version de
Soul Sacrifice d’anthologie – dont un mémorable solo de batterie du jeune Mike Shrieve, alors à peine âgé de 19 ans – immortalisée dans le film de Michael Wadleigh, qui propulsera le groupe au sommet. « Nous étions un groupe inconnu, raconte Mike. Ces quelques minutes ont changé nos vies. Lorsqu’on me reconnaît dans la rue, c’est en tant que batteur de Woodstock. »

Santana, Soul Sacrifice 1969 “Woodstock”

L’Age d’Or
Le succès de l’album, qui sort dans la foulée, ne se fait pas attendre. Le single
Evil Ways (thème emprunté à Willie Bobo), décolle dans les charts, où il va rester 108 semaines (!). Quant à l’album lui-même, il atteindra la quatrième place au Billboard (avec 2 millions d’exemplaires vendus aux Etats-Unis). Carlos offre alors une maison à ses parents ! Le guitariste va d’ailleurs progressivement « prendre la main », impulsant une dynamique et une cadence de production. Notre chicanos ne s’endort en effet jamais sur ses lauriers. De sorte que le groupe se retrouve bientôt aux Wally Heider Studios, pour mettre en route l’album suivant. C’est alors qu’un jeune garçon d’une quinzaine d’années commence à s’incruster aux séances, essayant les guitares pendant les temps morts… Adoubé par Mike Shrieve et Gregg Rolie, Neal Schon n’est en réalité pas tout à fait un inconnu. Deux ans plus tôt, BB King l’avait convié à le rejoindre sur la scène du Fillmore West ! Admirateur de Santana, Neal est à cette époque à fond dans le « british blues ».

 

Santana Band 1971 by Jim McCarthy
Santana Band 1971 by Jim McCarthy
Santana band (1971)   © Joan Chase
Santana band (1971)
© Joan Chase

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Nous étions un groupe inconnu. Ces quelques minutes à Woodstock ont changé nos vies.
Michael Shrieve

« Abraxas », second album du Santana Band (sorti à l’automne 70), est un chef-d’œuvre. Conçu comme un « voyage » (les morceaux s’enchaînent subtilement sans discontinuer), et recelant plusieurs tubes qui deviendront des « incontournables » (les singles Oye Como Va, reprise de Tito Puente, le Black Magic Woman de Peter Green, mais aussi l’instrumental Samba Pa Ti, avec lequel Carlos affirme définitivement sa touche), « Abraxas » s’écoule par millions et grimpe à la première place des charts. Le public féminin est particulièrement séduit. « Je m’adresse à tous et spécialement aux femmes…, déclarera encore Carlos en 2005. Je n’ai pas la moindre honte à dire que je fais de la musique pour rendre les femmes heureuses ! ». Le groupe se remet immédiatement au travail sur son troisième album. Toujours présent, Neal Schon commence à jammer avec les musiciens en studio. Entre l’adolescent de 17 ans et Carlos (qui en 24), une complicité va très vite s’installer. « Nous passions nos journées à écouter de la musique et à jouer de la guitare », explique Neal, pour évoquer cette époque heureuse et joyeuse. Enregistré dans les premiers mois de 1971, « Santana III » se fera l’écho de cette amitié guitaristique. Carlos laisse Neal improviser, notamment sur Everybody’s Everything, un des singles de l’album. Tout comme « Abraxas », ce troisième opus (sorti en septembre 1971) caracolera en tête des charts américains. Au printemps, le groupe effectue sa première tournée européenne. Neal est du voyage. Paris (le 25 avril), le festival de Montreux (quelques jours plus tard)… y compris l’Afrique (en mars), pour le festival Soul to Soul au Ghana (en compagnie de Wilson Pickett, Ike & Tina Turner, Roberta Flack…), avec la participation de Willie Bobo aux timbales. L’impact de ce nouveau mélange de rythmes latins et de sonorités rock sur les Africains sera tel qu’il influencera même le développement de l’ « afro-beat ».

Santana 1971 Montreux Jazz Festival, Casino de Montreux, “Jingo” (avril-mai 1971)

A la croisée des chemins
Mais cette période « flamboyante » va bientôt prendre fin. La gloire et le succès aidant, les premières tensions apparaissent. David Brown, Michael Carabello et Stan Marcum (manager « en titre ») sombrent dans l’héroïne. D’autre part, l’orientation « rock » donnée par Schon et Rollie (qui partiront bientôt fonder Journey) ne convient plus aux aspirations de Carlos, qui partage avec Mike Shrieve un intérêt croissant pour le jazz et tout ce qui se passe dans la « fusion » (sous l’impulsion de Miles Davis, de John McLaughlin, du Lifetime de Tony Williams, de Weather Report…). L’enregistrement de « Caravanserai », dans le courant du premier semestre 72, symbolisera cette « croisée des chemins ». De nouveau musiciens apparaissent lors des séances (le bassiste Doug Rauch, les percussionnistes James Mingo Lewis et Armando Peraza, le pianiste Tom Coster…). « 
Le groupe entrait alors dans un autre cycle, marqué par le jazz et la musique brésilienne. Il se passait beaucoup de choses musicalement à cette époque », explique le batteur Michael Shrieve, qui co-produit avec Carlos ce quatrième album. Si « Caravanserai » apparaît aujourd’hui comme un des albums les plus aboutis du guitar hero sur le plan musical, prolongement logique d’ « Abraxas » (vers encore plus d’ouverture et de subtilité dans les textures), lors de sa sortie à l’automne 72, la rupture est consommée. Pour la tournée suivante, dont le triple album « Lotus » (enregistré en juillet 1973 au Japon) offre un témoignage précieux, seuls Michael Shrieve et Jose Chepito Areas subsistent du groupe originel. En même temps que la fin d’une aventure collective, l’avènement du « New Santana Band » marque la consécration d’une figure majeure dans le monde de la guitare.

© Maryanne Bilham
© Maryanne Bilham

Nous passions nos journées à écouter de la musique et à jouer de la guitare.
Neal Schon

En proposant une fusion inédite dans l’univers musical et en imposant son jeu très mélodique, proche du chant (« raconter des histoires avec une mélodie », telle pourrait être la devise de celui qui, pour évoquer l’importance de l’index et de l’annulaire de la main gauche dans le contrôle du vibrato, parle encore des « doigts de l’expression et de l’émotion »), Carlos Santana a redéfini les normes du rock instrumental, s’inscrivant désormais comme une référence au panthéon de la six-cordes. Plus encore qu’un « voyage dans le temps », inspiré par l’amitié et la nostalgie, « Santana IV » apparaît donc comme un formidable coup de chapeau saluant tout à la fois la genèse et l’éternelle actualité de cette histoire.•

Santana – Full Concert – 18/08/1970 – Tanglewood (Lenox, MA)

Santana – Black Magic Woman 1971, Beat Club (22 Avril 1971, Brême, Allemagne)

Santana Jungle Strut 1971 (Beat Club, 22/04/1971, Brême, Allemagne)

 

 

Santana (1969)
Santana (1969)
Abraxas (1970)
Abraxas (1970)
Santana III (1971)
Santana III (1971)
Caravanserai (1972)
Caravanserai (1972)
Santana IV (2016)
Santana IV (2016)

Matos
Après avoir été fidèle à Gibson pendant toute la première période (plusieurs Les Paul et SG, dont une SG Custom à 3 micros, ainsi qu’une Gibson L6-S au début des seventies), et après avoir été endorsé par Yamaha quelques années plus tard (cf. la fameuse SG-2000 à double pan coupé), Carlos a adopté les guitares Paul Reed Smith depuis le début des années 80 (ses favorites, équipées de micros Gibson PAF, ont été construites entre 1979 et 1981). En matière d’amplis, les célèbres Fender Twin Reverb ont prévalu pour l’enregistrement des premiers albums. Influencé par son frère Jorge, Carlos passe ensuite à Mesa Boogie au milieu des seventies (un Mark 1 Combo et des têtes Mark IV pour les performances live, connectées à des cabinets équipés de haut-parleurs Altec 12 pouces, le tout parfois agrémenté d’un vieux Marshall pour les sons distordus). Sans être un grand fan des effets («
L’émotion génère tout ce dont vous avez besoin pour créer, pas les gadgets », affirme-t-il volontiers), Carlos affectionne notamment l’effet chorus et la pédale wah-wah. Signalons en l’occurrence, pour l’anecdote, l’emploi des RMC Wah Pedals sur son dernier album (cf. notre dossier consacré aux pédales wah).


Exclusif : entretien avec le guitar-tech du “Luminosity Tour 2016” 
Quelques heures avant son concert à l’AccorHotels Arena de Paris/Bercy, le guitar-tech de Santana nous présente en exclusivité le matos de Carlos sur le “Luminosity Tour 2016”.


Paris, 5/7/2016

Le soir même, le concert commençait par la projection de quelques images de la fameuse version du Soul Sacrifice de Woodstock, à partir de quoi le groupe enchaînait en “direct live” avec le même morceau en guise d’ouverture. Si Carlos “prend la scène” d’emblée (une performance à l’âge de 69 ans !), notons que l’équipe qui l’accompagne (constituée, à l’exception de son épouse Cindy Blackman, de sidemen – donc distincte du “Old Santana Band” réuni sur le dernier album) est également bien rodée (mention spéciale, notamment, au bassiste, qui assura une belle version en solo du Imagine de John Lennon, ainsi qu’à Cindy bien sûr, qui nous gratifia d’un solo de batterie à l’image de son style : brillant et incisif). On sait Carlos amoureux des mélodies (qu’il égrène ou soutient occasionnellement, pour quelques traits ou passages rythmiques, à la guitare nylon). Sur Europa, notre “guitar hero” n’hésite pas à citer l’Estate de Bruno Martino, ni même La Mer de Charles Trénet (joli clin d’oeil à son public d’un soir !). Juste après, le groupe brode sur un motif emprunté à John Coltrane (A Love Supreme)… Les “tubes” de toujours sont évidemment au programme. Plus la soirée avance, plus Carlos se laisse aller… Quelques envolées bien senties viennent ciseler les climats, telle son introduction sur Black Magic Woman (naturellement enchaîné avec Gypsy Queen). Sans attendre, Oye Como Va sonne déjà l’heure des rappels : Santana for ever !


           

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