JACQUES FAVINO

 

Jacques Favino

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Ou comment un « nom propre » italien devient un « nom commun » de renommée internationale synonyme de guitare d’exception !

Aujourd’hui célébré pour ses modèles « jazz & orchestre » de type Selmer, Jacques Favino (1920-1999) était un luthier complet aux domaines de compétences variés et un artisan aux formations diversifiées. L’intitulé généraliste de sa carte de visite professionnelle précisait en lettres capitales « GUITARES » sous la mention « Lutherie d’Art », pour autant, nous allons voir dans le portrait qui suit que ses talents excédaient le simple champ des six cordes en général et de la guitare dite manouche en particulier. 

Mais, avant toute chose, un mot sur l’homme public que fut Jacques Favino. Toutes les personnes qui l’ont côtoyé professionnellement se remémorent un homme courtois et souriant, consciencieux et d’une grande humilité. En 1991, il accepta de revenir sur son parcours dans un entretien plein d’allant et d’émotion (dont quelques points historiques sont extraits dans les lignes qui suivent) donné à Rosyne Tejedor-Charle (1945-2016), à qui l’ensemble du monde de la lutherie française est aujourd’hui redevable pour son action syndicale, institutionnelle et éducative.

Cet article est dédié à la juste mémoire de cette grande dame dont l’absence laisse la profession et ses amis orphelins.

La Sainte Trinité

Dans les années vingt, s’installent en masse à Paris des familles venues d’Italie à la recherche d’un endroit où écrire dignement leur vie. De ce flux migratoire émerge bientôt un nouveau pôle de facture instrumentale française faisant directement concurrence aux historiques productions vosgiennes de Mirecourt, pour ne citer que cette commune emblématique. L’avenir du métier de luthier, dont la transmission se fait bien souvent d’une génération à l’autre, va ainsi s’articuler dans la capitale autour de la culture franco-italienne de la lutherie de guitare, jusqu’au seuil des années quatre-vingt-dix.

Les noms reconnus qui sont aujourd’hui inscrits dans cet épiphénomène migratoire sont, entre autres, ceux de Jacobacci, Di Mauro, Busato, Bucolo, Pappalardo, Castelluccia, Favino, ou, bien entendu, celui de Maccaferri pour la maison Selmer. Ces ardents travailleurs sont les maîtres d’oeuvre d’une production à l’écoute de la musique populaire de leur temps et de son marché, qu’ils ont généreusement alimenté en instruments de musique tout d’abord simples et efficaces d’entrée et de milieu de gamme pour le compte de grossistes, puis, en instruments plus haut de gamme pour leur propre compte.

Si Jacques Favino est de nos jours une figure incontournable de cette histoire de la lutherie française et parisienne de la seconde moitié du XXème siècle, c’est qu’il a activement participé de l’exception culturelle française qui voit naître, depuis le début des années trente, les imitations et interprétations du concept de guitares « jazz & orchestre » dessinées et conçues par Mario Maccaferri pour la maison Selmer. Ainsi, dans l’imaginaire collectif et mondialisé du guitariste contemporain, les guitares Selmer, puis Busato (les premières copies, contemporaines des guitares Selmer) et Favino représentent le haut du panier, le podium, le tiercé gagnant, le ménage à trois, la tierce franche, la troïka matriarcale, la Sainte Trinité de la lutherie que l’on dit aussi « manouche ». Elles sont charnellement liées à la volubilité du musicien de jazz Django Reinhardt, à l’inimitable faconde de la famille Ferré au complet et enfin au talent en général de tous les hommes de l’art de la période héroïque des balluches de la Bastille, des caves de Saint Germain-des-Près, des Puces de Clignancourt et des éditions séminales du Festival de Samois-sur-Seine. Elles furent et demeurent le mètre-étalon non seulement du jazz-swing et manouche, mais sont aussi consubstantielles au genre musette, au style typique-exotique, à la chanson française, à la valse corse et même au malouf maghrébin.

La mécanique

Né en 1920 dans le nord de l’Italie, à Trecate, en pays piémontais, Jacques Favino n’arrive en France qu’à l’âge de trois ans, quand sa mère rejoint son époux arrivé en 1922 pour y travailler.

À l’âge de douze ans, en 1932, il obtient son certificat d’études avec la Mention Bien faisant ainsi la fierté de ses parents qui ne sont que manœuvres. Cette condition sociale impose aussi au tout jeune Jacques de commencer à travailler dur au plus vite, pour assumer sa part de charges au sein de la famille. Une école de la vie qui peut sembler bien rude, sinon archaïque, au regard de notre époque, mais qui développe chez lui un entrain au travail, un véritable sens des responsabilités et n’affecte en rien sa volonté ni sa bonne humeur.

Ainsi, il fait tout d’abord ses armes dans la menuiserie et l’ébénisterie, en apprenant « à l’ancienne », sans pratiquement se servir de machines-outils, dont son patron l’écarte volontairement afin qu’il apprenne les vrais gestes manuels du métier. Puis, dès 1936, le secteur du meuble étant en chute libre et le chômage le guettant, il accepte un poste de manœuvre dans un autre corps de métier plutôt que d’aller pointer dans son secteur d’activité comme demandeur d’emploi. En 1938, son nouvel employeur lui demande s’il veut travailler dans la mécanique, il devient alors apprenti tourneur pour devenir ouvrier spécialisé sur les machines-outils. À peine six mois plus tard, il est présenté au concours que son patron fait passer seulement à ceux qui avait trois années de formation, qu’il réussit avec la Mention Très Bien. Il est dès lors ouvrier spécialisé pendant six ans à la Courneuve dans la Société Rateau, qui travaille en sous-traitance pour la marine, usinant les pièces à façon et non en série.

La vie s’écoule ainsi, une vie où il n’est encore nullement question de lutherie et de guitares. En 1939, il se marie et, alors qu’il travaille maintenant à la Polymécanique de Pantin pour Motobécane et que sa femme est enceinte, il est embarqué par les Allemands en octobre 1942 dans le cadre du Service du Travail Obligatoire. Le STO est imposé par l’occupant allemand sous le fallacieux argument du « remplacement des prisonniers de guerre par des travailleurs », pour une période n’excédant pas six mois sur le papier. Jacques Favino y restera trente mois avec les requis de la deuxième vague de déportation du travail, comptant pas moins de 24 000 jeunes hommes du dernier contingent de la classe « 1942 », dite « Action Sauckel ». Il est relâché en juin 1945.

Busato

L’épisode de la guerre et du STO semble avoir dégoûté notre futur luthier de la mécanique, dont il ne veut plus entendre parler. Il a la chance d’avoir un beau-frère, Gino Papiri, qui connaît très bien un fabricant de guitare qui recherche alors un contremaître. Cet homme, c’est Bortolo Busato (1902-1960), dont Jacques Favino dit : « Il était presque de la famille, il était italien ».

Seulement voilà, notre homme n’y entend rien en guitare et lutherie, certes sa formation dans la menuiserie et l’ébénisterie lui garantissent une parfaite aisance dans le travail du bois, mais les instruments de musique – dans le meilleur des cas – ne sont pas des meubles ! Avec raison et humilité, il ne peut envisager de devenir le contremaître, le donneur d’ordre à des ouvriers dont il ne connaît pas le travail, ses tenants et ses aboutissants. Il demande donc à être derrière un établi, afin d’apprendre la fabrication spécifique des guitares. À cette période, rappelons que l’atelier de Bortolo Busato est fraîchement installé dans le XIème arrondissement, au 4, Cité Griset, et qu’elle comporte environ vingt- cinq employés déclarés (il est d’ailleurs amusant de noter que le nom de Jacques Favino apparaît sur la liste des employés sous le nom de « Favini » ; une coquille qui n’est pas sans évoquer celle que l’on retrouve toujours et encore dans le prénom de Busato, nommé à tort Bartolo et non Bortolo, avec trois « o » !). Le passage de Jacques Favino chez Busato est sujet à diverses appréciations : si lui-même n’évoque que très peu cette période, s’il semble ne pas forcément y avoir trouvé son compte, s’il n’y a pas fait long feu – ce qui tendrait à valider la thèse d’un inaccomplissement professionnel, d’une lassitude ou d’un ennui dans ses attributions, voire peut-être d’une incompatibilité humaine –, force est de constater qu’outre les manches de banjo dont il avait la charge, il y a appris, ou du moins vu, beaucoup de choses, qui l’inspireront dans certaines de ses futures créations. En premier lieu concernant les guitares jazz, d’abord les modèles archtop « à table bombée », dont il ne se cachera pas s’être inspiré, puis les guitares type Selmer, bien entendu, même s’il n’a jamais travaillé sur ce type d’instruments chez Busato (Pierre Calza était à cette époque l’ouvrier qui avait en charge la majeure partie de la fabrication de ces guitares à l’atelier de la Cité Griset, alors que Bortolo Busato ne travaillait déjà plus que rarement à l’établi sur ces instruments après 1945).

Georges Brassens, Jacques Favino et Maxime Le Forestier
Georges Brassens, Jacques Favino et Maxime Le Forestier

Enfin, pour les premiers modèles dits Brassens, tels qu’ils furent livrés au chanteur à cette époque précise Cité Griset, et tels que Jacques Favino les fabriquera lui-même par la suite. Que Favino en ait repensé quelques aspects et amélioré la conception et finition est indéniable, mais la paternité du concept revient de droit à Busato. Ensuite, l’histoire a montré que Brassens a suivi Favino et non Busato. Bon luthier et bonnes guitares ne sauraient mentir et le mérite en revient à Favino ! Quoi qu’il en soit, Jacques Favino a retiré de son passage chez Busato plus qu’il ne pourrait y paraître de prime abord, sans doute plus qu’il n’en avait à dire, et s’il s’est inspiré de cette expérience, en aucun cas, comme nous le verrons plus avant dans ses lignes, il ne se fit le perroquet de qui que ce soit.

 

 

  Chauvet-Favino

C’est chez Busato que Favino va faire une rencontre déterminante, tant sur le plan professionnel qu’amical, en la personne de Jean Chauvet (1920-1981), jeune luthier du quatuor qui a fait son apprentissage à Mirecourt, un homme qu’il ne peut évoquer sans être submergé par l’émotion, ni ajouter qu’il tient absolument à ce que l’on dise à qui veut l’entendre que c’est lui qui lui a tout appris (comme il le confie à Rosyne Tejedor-Charle dans son entretien en 1991).

Une forte amitié naît, et Jean Chauvet lui propose de fabriquer des violons. Ainsi, après ses longues journées chez Busato, il le forme jusqu’à des heures avancées de la nuit dans son atelier, installé dans une petite pièce de son appartement de la rue des Moines, dans le XVIIIème arrondissement de Paris. Le violon est un déclic pour Jacques, qui tombe amoureux de ses courbes et de sa légèreté, de sa complexe alchimie. Ayant installé son propre établi au bout de celui de Jean Chauvet, Jacques Favino fabrique son premier violon après seulement trois mois de formation. Son bagage d’ébéniste « à l’ancienne » n’y est sans doute pas pour rien. Chauvet est impressionné, lui à qui il avait fallu trois ans pour sortir un instrument de cette qualité. L’association est née, et six mois plus tard, en octobre 1946, ils se retrouvent artisans à leur compte – non sans une certaine fierté d’être « encartés » dans le métier –. Si Jacques Favino maîtrise déjà parfaitement la mécanique du bois, c’est là, avec Chauvet, qu’il va réellement apprendre ce que nous pourrions nommer le son du bois, ainsi qu’une minutie propre à la lutherie. Tout juste installé, le tout nouveau luthier échappe de peu au service militaire, après une brève période sous les drapeaux écourtée par l’armée elle-même, convenant qu’elle pourrait se passer d’un jeune homme chargé de famille.

Chauvet-Favino ne travaille que pour la rue de Rome exclusivement. Ils font des réparations du quatuor, principalement en violon, et du reméchage, exercice que Favino laisse volontiers à son associé. Suite à la visite d’un Gitan – la petite histoire ne nous dit pas lequel ! – pour réparation de sa guitare, le duo de luthiers se décide à se lancer dans la fabrication de cet instrument. Après des débuts plus ou moins probants, avec un a priori condescendant bien vite écarté vis-à-vis de l’instrument qu’ils avaient cru plus simple à fabriquer qu’un violon, ils obtiennent de bons résultats en s’attaquant directement aux guitares archtop, « voûtées à la main », pour paraphraser Favino lui-même (mais il n’est pas encore question de type Selmer !). Ce sont, à partir de 1949, les premiers instruments qui sont marqués au fer puis étiquetés Chauvet-Favino, scellant ainsi leur association, alors qu’aucun violon ou contrebasse sortant de leur atelier commun ne fut jamais étiqueté de leurs noms.

Rue de Clignancourt

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Passé un an et demi environ chez Chauvet, Jacques Favino doit trouver un nouvel endroit pour travailler, la famille de son associé s’agrandissant et le petit appartement de la rue des Moines se révélant trop exigu. C’est alors qu’il trouve un atelier dans un vieux poulailler au fond d’un jardin à Drancy, où il restera pendant deux ou trois ans ! Il y fabrique ses guitares, puis retourne les vernir rue des Moines. Aux alentours de 1953-54, les compères s’installent au 9, rue Clignancourt dans le XVIIIème. Ils donnent toujours dans le quatuor, ayant même des apprentis sculpteurs pour faire les volutes de contrebasse. La vie suit son cours, Chauvet devient le parrain de son fils, l’entente semble parfaite. Mais pourtant, en 1956, pour une « petite bêtise », une « petite engueulade », pour reprendre les propres termes utilisés postérieurement par Jacques Favino, leur association va prendre fin. La séparation se fait en bonne intelligence, Chauvet ne touchera pas aux guitares et Favino ne fabriquera plus de violon. Jean Chauvet s’installe rue de la Porte Saint-Denis, dans le Xème arrondissement, où il officiera jusqu’en 1981. Jacques Favino a alors trente-six ans et le monde de la guitare (sous toutes ses formes) lui tend les bras !

Après la séparation d’avec Jean Chauvet, Jacques Favino se lance dans la fabrication tous azimuts de guitares, avec des modèles jazz, folk, douze cordes (un instrument qu’il affectionne tout particulièrement et qu’il fut le premier à fabriquer en France), mais toujours pas de modèles Selmer à l’horizon !

Sa production est totalement avalée par une dizaine de magasin, dont l’ogre Major Conn installé rue Duperré à Pigalle (qui impose d’âpres conditions à ses fabricants, les frères Jacobacci ou Pierre Fontaine, entre autres, en ayant aussi fait les frais !), les magasins Lutherie Centrale ou Masse pas Cher, ou encore Pierre Beuscher à la Motte-Picquet, qui avait racheté à la maison Selmer son stock de pièces détachées et les outils servant à la fabrication des guitares après l’arrêt de la production en 1952. C’est ainsi que Jacques Favino va être en prise directe avec les guitares Selmer. Mieux encore, il va, à la demande de la maison Pierre Beuscher, monter une vingtaine de guitares – chiffre approximatif avancé par Jacques Favino – avec des pièces d’origine. En fait de pièces originales sur ces Selmer-Favino, il faut compter le manche – en palissandre, à l’instar des derniers modèles sortis des séries Selmer proprement dites –, les mécaniques, et le cordier ! La caisse de la guitare, excusez du peu, étant entièrement fabriquée par Jacques Favino, avec un barrage personnalisé, même s’il reste très proche de celui de Selmer, et un gabarit de corps plus volumineux.

Antoine Bonelli

Les guitares type Selmer, Jacques Favino ne les porte pas particulièrement dans son cœur. Déjà, au temps de son partenariat avec Jean Chauvet, ils s’accordaient l’un et l’autre sur la piètre lutherie interne de ces guitares. Ensuite, il a bien fait quelques essais à la demande des Gitans, mais, pour reprendre ses propres mots, « ça ne marchait pas terrible », et il décide alors de ne pas poursuivre dans cette voie.

C’est sur une valse corse que tout a commencé pour les modèles type Selmer de Jacques Favino !

Pourtant, il remet son ouvrage sur le métier à la demande d’Antoine Bonnelli, le guitariste corse –comme il se doit – de Tino Rossi. Le musicien lui demande tout d’abord de remplacer la table endommagée de sa Selmer, puis tout bonnement une copie de celle-ci. In fine, en changeant quelques paramètres dans ses barrages, Jacques Favino est plutôt satisfait de son travail, assurant que la guitare fabriquée pour Bonnelli « sonnait comme un canon » et sans doute mieux qu’à l’origine ! L’intéressé lui en commande d’ailleurs deux autres au vu et à l’écoute de la première copie de son modèle Selmer. Tous les Corses se donneront le mot et c’est le défilé de l’île de Beauté dans l’atelier de la rue de Clignancourt, l’excellent Paolo Quilicci en tête. Ainsi, c’est sur une valse corse que tout a commencé pour les modèles type Selmer de Jacques Favino ! Ces modèles ont toujours été fabriqués entièrement à la main et non en série, même si trois instruments étaient mis en œuvre simultanément. À partir de 1954, ils sont trois à l’atelier avec son beau-frère Gino Papiri et Ugo Terraneo. La fabrication des tables est, et restera, l’apanage de Jacques Favino, tant le son de la guitare réside dans cette pièce majeure de l’édifice, ainsi que le choix de ses bois, qu’il sélectionne lui-même dans les Vosges et le Doubs. Quant au vernis, autre nerf de la guerre du luthier, Jacques Favino passe du tampon au pistolet en 1956 environ, en même temps que le fera Di Mauro par ailleurs. Quelque temps plus tard, vers 1957-58, le bouche-à-oreille faisant office de publicité resserrée et effective, le jeune Enrico Macias, valeur montante de la chanson française et musicien malouf réputé, commande à son tour son premier modèle type Selmer. Ce n’est qu’après que les Manouches et Gitans suivront, pour finir d’asseoir la réputation de ces guitares particulières, dont la production s’élève d’après Jacques Favino à quelque cinq cents instruments. Toutes portent une étiquette numérotée, datée et signée de sa main, avec parfois un mot en dédicace pour son commanditaire. D’une manière générale, le luthier ne numérotait que ses « belles guitares », sa production dédiée aux magasins de musique ne comportant pas d’étiquette (ainsi se rappelle-t-il avoir vu Jacques Brel jouer un de ses modèles estampillé Paul Beuscher, par exemple).

Avec les années soixante et la demande toujours plus forte en matière de guitare, adjointe à l’appétit financier des marchands tels que Major Conn (pour ne pas le citer !), les parts de marché de la fabrication japonaise grignote le travail des luthiers parisiens. Comme Jacobacci ou Fontaine, Favino, voyant que ses principaux clients commencent à lui tourner les dos, allonge ses délais et cesse de leur envoyer de la clientèle, pour faire de la vente directe et bientôt ne plus travailler que sur commande. Dans son domaine particulier du violon, cette évolution de plus en plus marquée du marché affectera à ce point son ancien acolyte Jean Chauvet qu’il n’aura plus de travail en fabrication et finira par se suicider.

Matelo Ferré

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Jacques Favino et Matelo Ferré

Tous les modèles de guitare produits dans l’atelier Favino sont dessinés, avec plus ou moins de grâce selon les modèles, par Jacques Favino lui-même. Il reconnaît sans gêne qu’il copie les concepts des autres fabricants, car c’est avant tout le client qui lui commande des copies, mais qu’il refuse systématiquement de faire la même guitare, le même dessin, le même barrage qu’une Gibson ou Martin, ou même la Selmer à la lettre. Au risque de paraître prétentieux, Jacques Favino dit qu’il a un « son », une esthétique en somme, avec laquelle on peut être en accord ou non, mais qui représente sa personnalité, sa marque de fabrique et dont il est fier. C’est ici que résidait l’intérêt de son métier, en cela qu’il était légitime dans l’univers de la lutherie de guitare.

Vers 1957-58, le jeune Enrico Macias commande à son tour son premier modèle type Selmer.

Le premier client bénéficiant d’une certaine notoriété à l’avoir encouragé dans cette voie est Matelo Ferré, qu’il a rencontré aux alentours de 1949 chez Major Conn. Au vu de son travail, celui-ci l’avait alors attendu sur le trottoir, par correction et « discrétion » pour la boutique, afin de lui commander une grosse guitare, une « jumbo-classique avec des cordes en métal », un instrument qui sera volé à Matelo par la suite. Il naît de cette première rencontre une amitié fidèle entre les deux hommes, qui perdure avec les fils Ferré. C’est à partir de ce moment que Jacques Favino travaille tout particulièrement la sonorité de ses instruments au-delà de leur efficience musicale. Il dit avec une humilité lumineuse que ce sont les musiciens qui lui ont appris son métier de luthier. Sans être musicien, il a une oreille fine, qui lui permet d’adapter son travail au style et au jeu des musiciens pour lesquels il fabrique l’instrument d’expression, l’instrument de travail. Ensuite, tout le bottin des artistes français défile au 9, rue de Clignancourt : Georges Brassens, qui utilise les fameux clichés de l’atelier et des détails de ses guitares sur les pochettes de ses disques, Enrico Macias, Henri Salvador, Marie-José Neuville, pour qui il fait une dédicace bienveillante dans sa classique-archtop, Barthélémy Rosso – qui n’a parfois sur scène pas moins qu’une guitare basse six cordes, un requinto, une guitare classique et une douze cordes Favino ! –, Maxime Le Forestier, qui fait fabriquer une Favino folk douze cordes pour sa copine Joan Baez, tous les Manouches et Gitans de la période épique et historique, de Joseph Reinhardt à Jacques Montagne, en passant par Maurice « Gros Chien » Ferret, jusqu’aux frères Ferré, sur deux générations. On se souvient dans le petit milieu du jazz à la Django du passage mémorable dans le documentaire Django Legacy (1989) au 9, rue de Clignancourt, où l’on peut respirer à pleins poumons l’atmosphère douce-amère de gomme-laque de l’atelier et la fraîcheur du bois fraîchement coupé sous la lumière bistrée des verrières, au son des Favino de Boulou et Elios. La liste est longue, comme l’avenir des artistes extrêmement talentueux qui ont choisi la sonorité des guitares Favino. D’entre eux, parmi les jazzmen rabouins, nous pouvons citer, parmi les modernes et contemporains, Raphaël Faÿs, dont le père Louis « était aussi un habitué de l’atelier », le jeune Biréli Lagrène, Mondine Reinhardt (dont la guitare lui avait été offerte par le comédien Jacques Fabbri), Patrick Saussois, Serge Camps & Angelo Debarre, Moreno Winsterstein, qui en joua un nombre certain (pour ne pas dire un certain nombre !), ou, outre-Rhin, les Lulu Reinhardt et Häns’che Weïss, ou encore le Trio Rosenberg, dont la meilleure des moutures en termes d’instruments s’est jouée sur les guitares Favino. Un son reconnaissable entre mille, puissant et ferme à la fois, mais avec cette délicatesse, cette légère fragilité de timbre dans l’aigu et le haut médium, cette frisette frémissante sur les cordes basses, ce sol qui invite au legato tout au long de sa longueur, et cette réverbération naturelle d’oratoire qui en font des instruments d’une extrême sensibilité où, veuillez excuser ici le pléonasme tautologique, le bourdon bourdonne et la chanterelle chante ! C’est si rare une telle patte chez un luthier !

Tableau d’honneur

Si aujourd’hui l’artisan Jacques Favino est, à juste titre, célébré pour sa production de guitares type Selmer, dont il est indéniablement l’un des plus remarquables interprètes, sinon le plus raffiné et le plus personnel, il faut rappeler qu’il proposait et fabriquait tous types de guitares. Il répondait aussi à des commandes particulières, pour lesquelles il concevait, dans la limite de leur pertinence, des instruments sur mesure (il concéda tout de même de construire une guitare en forme de cœur inversé !). En un mot, Jacques Favino pratiquait son métier d’artisan luthier en diversifiant sa production. À ce titre, la profusion des horizons musicaux qu’évoquaient les dizaines de photos d’artistes épinglées sur un mur entier de l’atelier parisien du 9, rue de Clignancourt était particulièrement éloquente : il semble que sur cet impressionnant tableau d’honneur, pas un nom de la variété, du folk, du jazz, du classique, du flamenco du moment ne soit manquant !

Un son reconnaissable entre mille, puissant et ferme à la fois, mais avec cette délicatesse, cette légère fragilité de timbre dans l’aigu et le haut médium… et cette réverbération naturelle d’oratoire qui en font des instruments d’une extrême sensibilité.

Pourtant, seules les guitares de type Selmer de Jacques Favino sont très convoitées de nos jours. L’offre est toujours plus faible que la demande et leur prix augmente constamment sur le marché de cette niche du vintage. Le luthier avait d’ores et déjà vu de son vivant le phénomène prendre doucement de l’ampleur et s’en trouvait fort étonné et désabusé, lui qui pratiquait des prix qui apparaissent dérisoires en rapport avec le travail qu’il produisait et la notoriété internationale que ses instruments ont gagnée. Mais il ne faut pas s’y tromper, il n’y a pas que les guitares dites « manouches » de (chez) Jacques Favino qui soient dignes d’intérêt. Ses autres guitares réservent le plus souvent d’excellentes surprises, quand on met la main dessus, au sens propre comme au sens figuré ! Les archtops, les classiques, les flamencas, les hawaïennes acoustiques et surtout les douze cordes, qui sont avec les mythiques Guild les plus impressionnantes du genre. Un grand luthier a une main et une oreille, ce fut le cas de Jacques Favino, et découvrir a posteriori l’un de ces instruments est toujours une joie pour les musiciens qui ont un tant soit peu de feuille et d’âme. Le mot est lâché, les guitares Favino ont elles aussi âme qui parle à celle de celui qui les joue, et une magie qui relève du pur animisme.

En 1978, Jacques Favino se retire progressivement de la profession, sur les conseils d’un ancien client médecin cardiologue qui lui recommande de ménager sa monture s’il veut faire encore un bout de chemin. Il continue à fréquenter naturellement l’atelier et à signer les guitares jusqu’en 1981, pour des raisons de droits à la retraite. Son fils, présent à l’atelier dès 1973, et dont Jacques disait qu’il travaillait encore mieux que lui,  prend ainsi naturellement les rênes de l’atelier de Clignancourt, avant de s’installer à Castelbiague, dans le sud de la France, et de développer à son tour ses propres travaux, dans le respect de la tradition, dont le musicien Gustave Malher disait qu’elle était « la passation du feu et non la vénération des cendres ».

À ce titre, il existe sur le marché contemporain de la guitare de jazz manouche pléthore d’imitations de très bonne facture reprenant les cotes parfaites des Favino, pourtant, tout aussi révérencieuses puissent-elles être, aucune de ces guitares ne sonne comme une Jacques Favino originale.

L’Esprit souffle où il veut.

 

Arnaud Legrand
Arnaud Legrand

www.legrand-atelier.com

 

Guitare Jacques Favino 1972, collection Arnaud Legrand
Guitare Jacques Favino 1972, collection Arnaud Legrand